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Moi Laminaire... d'Aimé Césaire : Essai d'interprétation

"Calendrier lagunaire"

 

j’habite une blessure sacrée

j’habite des ancêtres imaginaires

j’habite un vouloir obscur

j’habite un long silence

j’habite une soif irrémédiable

j’habite un voyage de mille ans

j’habite une guerre de trois cents ans

j’habite un culte désaffecté entre bulbe et caïeu

j’habite l’espace inexploité

j’habite du basalte non une coulée

mais de la lave le mascaret

qui remonte la valleuse à toute allure

et brûle toutes les mosquées

je m’accommode de mon mieux de cet avatar

d’une version de paradis absurdement ratée

– c’est bien pire qu’un enfer –

j’habite de temps en temps une de mes plaies

chaque minute je change d’appartement

et toute paix m’effraie

tourbillon de feu

ascidie comme nulle autre pour poussières

de mondes égarés

ayant craché volcan mes entrailles d’eau vive

je reste avec mes pains de mots et mes minerais

secrets

j’habite donc une vaste pensée

mais le plus souvent je préfère me confiner

dans la plus petite de mes idées

ou bien j’habite une formule magique

les seuls premiers mots tout le reste étant oublié

j’habite l’embâcle

j’habite la débâcle

j’habite le pan d’un grand désastre

j’habite le plus souvent le pis le plus sec

du piton le plus efflanqué – la louve de ces nuages –

j’habite l’auréole des cactacées

j’habite un troupeau de chèvres tirant sur la tétine

de l’arganier le plus désolé

à vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte

bathyale ou abyssale

j’habite le trou de poulpes

je me bats avec un poulpe pour un trou de poulpe

frère n’insistez pas

vrac de varech

m’accrochant en cuscute

ou me déployant en porana

c’est tout un

et que le flot roule

et que ventouse le soleil

et que flagelle le vent

ronde bosse de mon néant

la pression atmosphérique ou plutôt historique

agrandit démesurément mes maux

même si elle rend somptueux certains de mes mots

( in Moi, laminaire…, Paris, éd. Seuil, 1982, p. 11-13)

 

 

 

Moi, Laminaire…

 

Aimé Fernand David Césaire est un poète et un homme politique martiniquais, né le 26 juin 1913 à Basse-Pointe et mort le 17 avril 2008 à Fort-de-France. Cela fait douze ans déjà qu'Aimé Césaire nous a quittés. Lors d'une discussion avec des étudiants de licence II (études françaises) de l'Ecole Normale Supérieure, j'ai entendu certains dire combien il était difficile d'interpréter ''Moi Laminaire...'' parce que le titre même du recueil de poèmes, plus que les poèmes qui composent le recueil, était hermétique et les laissait sans voix. Aimé Césaire avait abandonné la poésie depuis 1961, il y revient en 1982 avec ce titre accrocheur Moi Laminaire... mais c’est sous cette forme poétique qu’il avait choisi d’être le porte-parole des noirs opprimés, la voix des ''sans voix'' dans le recueil de poèmes Cahier d’un retour au pays natal :

 

« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouches.

  Ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir ».

 

   En ce jour d’anniversaire, il convient de le célébrer pour que l’on n’oublie pas ce défenseur de la culture nègre qui prônait la solidarité universelle, l’équité et la justice. S’il fallait élucider le titre, on pourrait dire que s'il y a des points de suspension à la fin du titre, Moi laminaire…, c'est qu'Aimé Césaire nous laisse peut-être le choix d'interpréter ce titre, de jouer avec les mots. En tout cas, c'est ce que nous allons faire : jouer avec les mots laminaire, liminaire, luminaire. le « moi » qui compose le titre  "Moi laminaire…" est d’abord lyrique car il renvoie à l'instabilité géographique parce qu’il a élu domicile entre deux mondes, qu'il oscille entre deux cultures. En outre, le "Moi laminaire…" est aussi un moi collectif car il exhorte les africains à s’affirmer par rapport aux autres cultures, à conserver leur être originel et original. Le poète s’identifie à la laminaire, qui s’accroche fortement aux fonds marins et au porana, à l’ascidie, à la cuscute, plantes s’accrochant à l’arbre. Le poète se compare aussi au varech constitué d’un mélange de différentes algues rejetées par la mer sur les plages. Même si le poète est constitué de cet ensemble hétéroclite, il suppose qu’il est fécond car le varech  peut servir d'engrais.  Et lorsqu’il dit habiter « l’auréole des cactacées », il profère qu’après maints combats, il dispose toujours d’un bouclier épineux pour résister et surtout qu’il lui reste comme tous les cactacées assez de réserves de « suc » pour faire face aux longues périodes de sécheresse.

 "Moi laminaire…", c’est le poète qui s’assimile à cette algue indéracinable, c’est le peuple noir, l'affirmation du moi à l’infini, les point de suspension nous laisse deviner la suite. C’est vrai qu’il fait référence à la déportation des populations d’Afrique vers les îles de la Caraïbe pendant la période de l’esclavage qui a duré trois siècles. Le poète habite ces ancêtres africains qu’il n’a pas connus, mais qu’il peut seulement imaginer. Nous pouvons ainsi supposer qu'il habite leurs blessures d’esclaves, il les ressent, il prend sur lui toutes les avanies historiques. Pour lui, il y a eu le voyage aussi qui a été terrible dans la mesure où ce voyage a été effectué dans des conditions déplorables. C’est un voyage qui a semblé une éternité pour les déportés tant les souffrances endurées pendant le périple étaient atroces. Au regard de cela, pour Césaire les jours sont chiffrés à « mille an ». C'est la raison pour laquelle il met l'accent sur la séparation filiale de la mère et de l'enfant lorsqu'il évoque le poulpe, généralement orphelin dès la naissance. On peut aussi lire cette séparation brutale avec la terre originaire et nourricière que soulignent les mots « blessure sacrée ». Comme un enfant relié à sa mère par le cordon ombilical, l’algue laminaire s’accroche à la roche, le déporté s’accroche à l’Afrique. De fait, il n’a fait que changer de lieu géographique mais il demeure attaché à ses racines identitaires et culturelles. Malgré l’acculturation des martiniquais, l’adoption de la culture occidentale, Césaire revendique l’appartenance au sol africain, à la terre-mère. C’est là que réside son moi. Il avait d'ailleurs affirmé qu'en apercevant des Sénégalaises sur le marché de Dakar, il s'est dit : « je vois des Antillaises ». Le contexte dans lequel le recueil de poèmes a été écrit indique bien le message : il faut être un peuple uni malgré la dispersion à travers le monde, et surtout, on ne peut se détacher de son milieu naturel sans conséquence car l’union fait la force, la culture aussi. Par ailleurs, le souhait de Césaire était de conserver la mémoire collective. Le choix des mots Moi, Laminaire... n'est peut-être pas fortuit. On sait que la laminaire est aussi utilisée comme conservateur (sous forme de gel sur des aliments tels que le jambon, le poisson pané pour permettre la tenue des aliments). Il est vrai que les poèmes de Césaire sont très engagés vu qu'il était depuis 1936, de tous les combats contre le colonialisme et le racisme. Un feu volcanique couve en lui, tout répit est alors inconcevable, c'est pourquoi en 1982, Césaire remonte au front avec Moi, Laminaire… dont le poème liminaire est « Calendrier lagunaire ».

 

 

Moi, liminaire ?

 

Il s'agit du « Moi » précurseur, celui qui annonce, qui pousse le poète à initier un mouvement, on peut y voir aussi le moi lyrique qui exprime le ressenti de la diaspora noire. En effet, la laminaire est une algue brune utilisée par l’industrie pharmaceutique afin de dilater le col de l’utérus, de préparer à la naissance. Il est l’introduction, le début mais il est aussi la fin car ce « Calendrier lagunaire » est le poème final qui résume peut-être selon lui sa vie. Le fait que Césaire ait choisi ce poème liminaire comme épitaphe sur son tombeau est significatif. Dans Discours sur le colonialisme, il précise sa conception de la Négritude :

« La Négritude n'est pas une prétentieuse conception de l'univers. C'est une manière de vivre l'histoire dans l'histoire : l'histoire d'une communauté dont l'expérience apparaît, à vrai dire, singulière avec ses déportations de populations, ses transferts d'hommes d'un continent à l'autre, ses souvenirs de croyances lointaines, ses débris de cultures assassinées ». C'est sans doute la raison pour laquelle Césaire choisit le poème liminaire, « Calendrier lagunaire » comme son épitaphe, pour s'endormir à jamais avec le souvenir de ce peuple laminé pendant des siècles, ce peuple qu'il n'a jamais cessé d'habiter. Césaire est le poète qui ne se satisfait pas après la victoire, après son combat spirituel, il entame continuellement une nouvelle guerre contre les injustices qui se moquent des aspirations des hommes. A ce propos, Césaire arguait en 1943 :

« Je hais les faims qui capitulent en pleine récolte ».

 

Il se représente comme un volcan constamment en éruption et dont la lave brûle tout sur son passage. « Je change d’appartement et toute paix m’effraie ». Selon Césaire, les petites victoires ne sont rien devant la grande lutte qu’il mène pour la liberté, l’égalité et la fraternité véritables.  On peut également considérer que si Césaire est le poète liminaire, c’est parce qu’il est convaincu que les mots poétiques qu’ils prononcent sont comme les actes politiques qu’ils posent :

 

« ou bien j’habite une formule magique

les seuls premiers mots

tout le reste étant oublié

j’habite l’embâcle

j’habite la débâcle » (Moi, laminaire…, p.12).

 

L’embâcle préfigure tous ces premiers mots déclenchent l’action, la débâcle, puisque tout ce que l’histoire a oblitéré, le lieu effacé des mémoires. En plus, il livre son message par rapport à l’histoire (déportation) et à la géographie (Afrique/Martinique).  Il faut dire que l’ironie césairienne a remis au goût du jour l’importance de l’ascendance parce qu’il estime qu’un homme est tenu de connaitre ses racines pour savoir d’où il vient, où il va et ce qui adviendra après sa mort. C’est la raison pour laquelle il exprime sa confusion face à la véritable origine de l’Antillais (est-il chrétien, musulman ou animiste?). Aimé Césaire se rend compte que l’homme est incapable de saisir la conscience absolue qui est Dieu. Face à cette aporie, le poète préfère s’enfermer dans le mutisme le plus total :

 

« j’habite un long silence

j’habite une soif irrémédiable »

 

Sa soif de vérité a une portée métaphysique dans la mesure où malgré toutes ces religions, Césaire estime que l’âme humaine n’est pas encore parvenue à la perfection après mille ans d’incarnation dans le corps. Tant que l’enveloppe charnelle la recouvre, elle est en involution car les rites pratiqués par les hommes ne leur permettent pas de s’élever mais conduisent plutôt au fanatisme, à l’intolérance, à l’injustice et aux inégalités. Face à tout cela, le poète constate que l’homme ne peut y trouver qu’un semblant de paradis :

 

«j’habite du basalte non une coulée

mais de la lave le mascaret

qui remonte la valleuse à toute allure

et brûle toutes les mosquées

je m’accommode de mon mieux de cet avatar

d’une version de paradis absurdement ratée

– c’est bien pire qu’un enfer –»

 

Mais cette désillusion n’affaiblit pas le poète car malgré cette mutation occulte, le poète a trouvé un trésor spirituel qui perpétuera sa vie : la poésie ? Sans doute. On n’en saura rien puisqu’il refuse de nous en dire plus : « frère n’insistez pas ». Son style incendiaire de chantre appelle à l’union des peuples, à l’universalité. Cette conscience suprême et humaine, ce paradoxe entre l’infiniment petit et l’infiniment grand nous ramènent à la question de l’être et du néant :

 

"j’habite donc une vaste pensée

mais le plus souvent je préfère me confiner

dans la plus petite de mes idées"

 

 Lorsque l’homme quitte ce bas-monde, il peut être oublié, il s’enfonce dans le noir (trou de poulpe) :

 

« j’habite le trou de poulpes

je me bats avec un poulpe pour un trou de poulpe »

 

 Tout cela pour dire que les mortels se querellent pour rien alors qu’ils suivent le même chemin  pour parvenir au trou noir du tombeau. C’est à la lumière de cette laisse qu’il faut comprendre que le poème nous interroge sur le sort de l’homme après la mort. Le poète ne trouve pas de réponse mais se réconforte avec la force de ses mots poétiques qui perdureront comme milles constellations dans le ciel. 

 

 

Moi, luminaire ?

 

Cette lumière qui conduit le moi, ce n'est certes pas le lustre design de la décoration, c’est ce qui rend le style poétique de Césaire lumineux, sophistiqué. On sait que notre poète n’était jamais à court de vocables neufs pour éblouir par la lumière de ses mots et il le démontre avec le titre de ce poème qui compose Moi, laminaire…, « la justice écoute aux portes de la beauté »:

 

« et que rayonne justice en vérité la plus haute » ( Moi, laminaire…, p.55).

 

Cette vérité était proclamée par les chantres de la négritude tel que Léon Gontran Damas qui constituaient les étoiles éclairant la route malgré les obstacles que les défenseurs de l’identité noire ont rencontrés. le poème, « Léon G. Damas feu sombre toujours… (in mémoriam) » met à jour cette solidarité fraternelle:

 

« je vois les négritude obstinées

Les fidélités fraternelles

La nostalgie fertile

La réhabilitation de délires très anciens

Je vois toutes les étoiles de jadis qui renaissent et

sautent de leur site ruiniforme » ( Moi, laminaire…, p17).

 

Césaire est un poète engagé et un esthète, pour lui, l’engagement ne va pas sans le coup d’éclat esthétique de l’artiste. On peut comprendre que ce n’est pas un hasard s’il assimile l’algue laminaire au luminaire. L’algue laminaire a besoin de lumière naturelle pour vivre. Les vers de Césaire aussi sont lumineux, saisissants, ils éclairent l’homme noir de la diaspora sur sa situation géographique, son histoire, son début et sa fin. C’est dire que le feu du volcan rejaillit et s’étend en tous lieux pour raconter l’histoire africaine et, du même coup, dire la complexité de la culture antillaise. Les exigences esthétiques sont conformes aux exigences de lucidité. D’une part, à la lumière des mots poétiques de Césaire, on conçoit le calendrier (le système de division du temps : le début auroral) lagunaire (espace marin); d’autre part, le poète a quitté l’Afrique, il a parcouru la mer pour aller échouer sur l’île de la Martinique close et instable. Adjoindre ces deux termes (calendrier et lagunaire), c’est comme pointer la création inexistante, car entièrement imaginée, de la réalité créole. Cette vision éclairante est, à tous points de vue, entre le réel et l’imaginaire :

 

                        « j’habite un troupeau de chèvres tirant sur la tétine

                         de l’arganier le plus désolé

                          à vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte » p.12

 

Bien entendu, l’arganier est une référence à l’Afrique mais comme le « moi » est partagé entre divers endroits, le poète ne peut que supposer des lieux d’habitation à travers l’anaphore : « j’habite ». Après cette précision géographique et corporelle, Césaire ouvre le registre des dettes (dans l’étymologie latine : calendarium) pour rappeler l’obligation morale des débiteurs. Il faut ajouter que les fonds marins laissent sourdre une explosion due à l’accumulation des maux occasionnés par la déportation (oubli, souffrance physique, déséquilibre moral) : « la pression atmosphérique ou plutôt historique agrandit démesurément mes maux même si elle rend somptueux certains de mes mots ».  L’image du troupeau ici est très forte parce que le troupeau suit le berger sans être consulté, il obéit. Et le fait que les chèvres soient arrachées au sein maternel, représenté ici par l’arganier, rend la vision du détachement et de la perdition encore plus tragique. Au soir de sa vie, Césaire se rend compte que les hommes sont illuminés par autre chose que ses vers lumineux, il se rend à l'évidence : la liberté, l’égalité et la fraternité restent un luxe. 

Marina Ondo

revu le 22 novembre 2020 

http://www.youtube.com/watch?v=jr2xcY55ilI  

http://www.youtube.com/watch?v=Mok1XYQ-p3Y

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26/05/2012
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